Trafics sous la lune

Maxine Abadie

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Maxine Abadie

La lune s'est levée. Ronde, blonde presque blanche. Elle se reflète dans l'eau sombre du port où Lila attend, près du bateau de son père. Elle entend les ronflements de celui-ci, fatigué de sa journée. Dans quelques minutes, elle sentira à nouveau la force et l'équilibre l'envahir. Dans quelques minutes, Lila sera un chat noir.
Ces nuits de pleine lune, Lila les aime depuis son enfance, elle qui passe ses journées à traîner sa jambe invalide, encerclée d'une attelle multicolore ; une nuit par mois, elle bondit sur les toits et épuise ses envies d'aventure.
Mais ce soir, c'est différent.
Ce soir, elle a une mission. Son père, Marco, est batelier. Il transporte des marchandises de ports en ports le long du fleuve. Il travaille dur pour permettre à Lila, un jour, d'avoir la petite boutique de boutons et rubans dont elle rêve. Elle y vendra des boutons nacrés couleur de lune et des rubans mauves pour les chapeaux.

Depuis une semaine, sur le port, quand Marco passe, les marins baissent les yeux. Ils chuchotent en le montrant du menton. On dit qu'il volerait des marchandises, on dit qu'on aurait trouvé des bijoux cachés sur le dessus des bidons d'huile. Lila n'en a pas parlé avec son père, elle voit que son visage est crispé et qu'il ne sait pas quoi faire. Alors ce soir, Lila a décidé de partir chasser de l'information.

Le vent se calme, il est maintenant plus doux, Lila se rapproche d'un bosquet d'arbres que la lune n'éclaire pas, elle s'accroupit et se pelotonne. Elle ferme les yeux et une vague de chaleur monte depuis ses pieds. La douceur de la fourrure recouvre peu à peu ses membres et ses ongles deviennent de petites griffes blanches. Dans l'ombre nocturne, son visage tendu vers le ciel, Lila se métamorphose. Quand elle s'étire à nouveau, elle sent que sa jambe ne crampe plus, elle a retrouvé la souplesse féline des nuits de pleine lune.

Ses yeux brillent doucement et elle sent autour d'elle la richesse des odeurs du port. Elle entend les sons portés par la brise, elle voit des ombres danser derrière les hangars. Elle se faufile par une porte entrouverte, deux hommes sont là.
Un grand chauve porte une veste sombre et un drôle de pantalon orange, il parle fort et a l'air de se disputer avec un petit brun aux lunettes rondes. Celui-là a l'air plus riche et un peu apeuré. Lila se glisse entre leurs jambes et va se coucher sur une caisse juste à leur droite.
— Je ne suis pas d'accord, ce n'est pas ce qui était prévu.
Le grand chauve respire fort, il sent la transpiration.
— Ce n'est pas toi qui décides, tu es payé pour fourrer les marchandises dans le bateau, rien de plus.
— C'est moi qui prends les risques, j'ai le droit de donner mon avis.
— Les risques, c'est Marco qui les prend, tu le sais bien. Tu l'as bien choisi, personne ne le soupçonnera avec sa gamine à moitié bizarre. Et lui, il ne se doute de rien tellement il est naïf !
« Gamine à moitié bizarre », « tellement naïf » ? Lila a le poil qui se hérisse. Elle sent ses griffes sortir malgré elle et sa patte part sans qu'elle l'ait contrôlée.
— Hé ! Mais il est fou ce chat ! Il vient de me griffer le mollet !
Le petit brun se tient la jambe et Lila jurerait qu'il retient une larme. Elle sent une colère aussi noire que son pelage monter en elle. Ces deux malfrats ont choisi le bateau de son père pour cacher leur saleté de marchandise volée et comme ils sont absolument nuls, ils l'ont mal cachée et maintenant son père risque de tout perdre !
— Bon allez, on s'y met, on a quatre caisses à faire passer. Il prend quoi Marco demain ?
— Il emporte des conserves, des sacs d'engrais et la commande de l'épicerie.
— Parfait, tu mets tout ça avec la commande de l'épicerie.
Lila ne sait pas quoi faire, il faut les en empêcher à tout prix ! Le grand commence à transvaser des petits sacs d'une caisse à une autre, elle reconnaît les caisses à destination du bateau de son père. Peu à peu elles se remplissent de marchandises volées. À force de bouger, le marin a chaud et pose son pull sur une caisse. Lila s'approche et se couche dessus. Elle y a vu un écusson doré. Elle grignote le fil doucement et la petite étiquette se détache. Elle saute sur une caisse encore ouverte.
— Pousse-toi, sale chat ! Je vais t'enfermer dans la caisse !
Lila miaule, lève la queue et envoie un gaz vengeur en direction du bandit.
— Pouah ! Vire-moi ce chat, je te promets, je l'étripe !

Lila est déjà dehors. Sur le port, la clarté de la lune fait briller les mâts. Lila sent sa jambe tirer un peu. Elle se dépêche de rejoindre sa cabine et tire la porte coulissante, juste à temps. Le miroir lui renvoie sa tignasse noire et sa silhouette de fille malingre.

Le bruit la réveille en sursaut. Des voix fortes, des cris presque. Lila se lève, s'habille, ajuste l'attelle de sa jambe et monte sur le pont. Son père est de dos, en face de lui, elle reconnaît Joos. C'est le capitaine du port. Elle l'aime bien, mais elle sait aussi que Joos a autre chose à faire que de venir sur le bateau de son père de bon matin. Elle s'approche et vient s'assoir à côté de son père. Celui-ci ne la regarde pas. Elle sent son corps tendu, et elle voit dans son visage fermé un mélange de colère, d'incompréhension et de résignation.
— Non, capitaine, je n'en savais rien. Je vous assure, oui ce sont les caisses pour l'épicerie.
— Je suis désolé, répond Joos, mais dans ces caisses, il y a des marchandises volées, tu vas être inculpé de trafic. Je ne peux pas te laisser partir, les officiers de police vont arriver.
Lila regarde son père, il s'affaisse, ses mains tremblent. Elle entend alors une voix qu'elle reconnaît aussitôt.
— Il est vraiment malin, Capitaine. On avait pourtant vérifié son bateau hier soir. Heureusement que vous avez l'œil, jamais je ne l'aurais cru capable de ça.
Lila bondit. Le grand chauve, le grand chauve vient de remonter de la cale ! Il est là, tranquillement accoudé au bastingage, noyant le Capitaine Joos dans un nuage de mots dirigés contre son père.
Lila se met alors à crier.
— Non ! Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas mon père ! Il n'a rien fait !
Le Capitaine Joos s'approche et s'accroupit.
— Écoute ma petite, je sais que c'est dur, mais...
— Non ! Vous n'avez qu'à mieux fouiller, qu'est-ce que vous avez trouvé d'abord ?
Lila est au bord des larmes.
Le Capitaine Joos s'approche de la caisse et montre de sa main les petits sacs de marchandises volées. Lila ne voit plus rien tant elle pleure. Mais soudain elle entend la voix du Capitaine changer.
— Attendez. Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
Il plonge sa main dans la caisse et en ressort un petit bout de tissu, entouré d'un fil brodé doré et parsemé de poils noirs. Il se retourne alors et s'adresse au grand chauve.
— Monsieur Kraven, pouvez-vous m'expliquer ce que votre écusson fait là ?
Kraven écarquille les yeux et « PLOUF ! » il essaie de s'enfuir à la nage.
Lila sèche ses yeux et le Capitaine lui dit :
— Je crois que tu as raison, Lila...

Ce soir, la lune monte dans le ciel. Ronde et blonde, presque blanche. Près de la maison du Capitaine, un chat noir s'étire, la nuit sera douce.

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Illustration : Gabrielle Sibieude

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