La prison de papier

Antoine Sauvage

Antoine Sauvage

Vous qui lisez ces quelques lignes, qui que vous soyez, lisez-les attentivement et surtout jusqu'à la dernière syllabe, je vous en supplie. C'est une question de vie ou de mort (enfin pas vraiment de mort, mais c'est tout comme.) Je sais que je prends beaucoup de risques en révélant mon secret dans ce journal intime, mais il le faut. Même si personne n'est censé le lire, cela me réconforte quand même de savoir que je laisse une trace de cette histoire quelque part, au cas où, moi aussi, je disparaitrais.

Si vous êtes un habitant d'Arnac-la-Poste, vous connaissez déjà l'histoire de la librairie de Mme Pichepotte. Pour tous les autres, sachez que mon village s'est fait connaître dans toute la France, et même bien au-delà, après la disparition mystérieuse de trois enfants. Tout cela remonte à environ trente ans. Jules, Leila et Rémy ont disparu l'un après l'autre, le même été, pendant les grandes vacances. L'inspecteur de l'époque, Eugène Truche, a ouvert une première enquête, puis une deuxième, et une troisième, mais sans succès. On a finalement dû faire venir des super inspecteurs, des chiens renifleurs, un hélicoptère ; mais rien. Les enfants s'étaient volatilisés, sans laisser la moindre trace. La seule chose dont on était certain, c'est que tous les trois avaient prévu, le jour de leur disparition, de se rendre à la librairie pour y acheter quelques livres. Vous devez savoir qu'à Arnac-la-Poste, il n'y a pas grand-chose à faire pendant les grandes vacances. La plupart des familles partent à la mer ou à la montagne. Mais pour ceux qui restent, ça craint. Selon moi, la librairie est le dernier refuge qui peut vous sauver de l'ennui. Et je crois que c'est ce que Jules, Leila et Rémy pensaient, eux aussi.

Après leur disparition, les inspecteurs ont passé des journées entières à fouiller de fond en comble chaque recoin du magasin de Mme Pichepotte. Ils l'ont interrogée, encore et encore, à tel point qu'elle en a subitement attrapé des cheveux blancs. Les gens du village ont commencé à la regarder d'un mauvais œil et à l'éviter, sans parler des parents des enfants disparus, qui ont finalement quitté Arnac-la-Poste en maudissant sa libraire et tous ses habitants. Le mystère de ces disparitions est ainsi resté inexpliqué pendant trente ans.

Aujourd'hui, Mme Pichepotte est beaucoup plus âgée. Elle a gardé les mêmes cheveux blancs, mais dans sa caboche, ça ne tourne plus très rond. Elle radote toute seule dans son magasin et se perd parfois en pleine nuit dans les rues du village. On raconte qu'on l'a déjà retrouvée endormie en chemise de nuit sur le parvis de l'église le pouce en bouche et un doudou sous le coude.

Je suis l'une des rares enfants qui fréquentent encore cette librairie. Ce sont mes parents qui m'ont raconté l'histoire des enfants disparus, mais ils m'ont fait promettre de ne jamais en parler dans le village, parce que ça porte malheur. Et quand je vais à la librairie, je dois toujours prévenir mes parents et avoir mon téléphone sur moi, au cas où. C'est ce que j'ai fait hier après-midi. Quand j'ai pénétré dans son magasin, Mme Pichepotte se tenait assise, endormie derrière sa caisse. Je me suis déplacée sur la pointe des pieds pour ne pas la réveiller. Tout à coup, alors que j'empruntais les escaliers pour me rendre à l'étage, elle a poussé un cri glaçant. Je suis redescendue en courant pour voir ce qu'elle fabriquait. Mme Pichepotte était toujours assise et n'avait pas bougé d'un pouce. Elle parlait dans son sommeil. Son corps s'agitait dans tous les sens, comme une marionnette suspendue à des fils invisibles.

Elle grommelait des choses incompréhensibles. Mais petit à petit, elle laissa échapper des sons familiers de sa bouche toute ridée... et puis des mots. Les noms des enfants disparus ont alors soudainement retenti dans un gloussement à vous couper la chique. Je me suis prudemment mis à lui parler et à la questionner pour tenter de remettre un peu d'ordre dans tout ce charabia. Et elle m'a TOUT révélé.

* * *

Si vous prenez connaissance du contenu de mon journal intime, cela veut dire que je suis la quatrième enfant disparue. Je vous implore de respecter mes consignes à la lettre.

Appelez la gendarmerie d'Arnac-la-Poste pour vérifier que j'ai bien disparu. Rejoignez ensuite la librairie de Mme Pichepotte. Elle se trouve en face de l'église. Mme Pichepotte est facile à reconnaître : ses cheveux sont blancs comme neige et elle a du poil au menton. Demandez-lui de vous indiquer où se trouve la pièce réservée à la littérature pour enfants. Insistez pour qu'elle vous y conduise, sans quoi vous risquez de vous perdre dans ce labyrinthe. Une fois que vous y serez, regardez en hauteur le rayon des livres réservé aux enfants âgés de 11 à 14 ans. Parmi toutes les reliures qui recouvrent le mur, il y en a une qui doit vous sauter aux yeux. Elle est unique. Pour la repérer, reculez de deux pas et faites un pas de côté sans quitter les livres des yeux. Le livre dont je vous parle change de couleur selon l'endroit depuis lequel vous l'observez. Une fois que vous vous en saisirez, ne vous étonnez pas qu'il ne figure rien sur la couverture, ce livre n'a pas de titre. Mais MÉFIEZ-VOUS de lui. Et ne l'ouvrez sous aucun prétexte avant d'avoir lu attentivement ce que Mme Pichepotte m'a révélé dans son sommeil.

Ce livre a un pouvoir maléfique. Selon Mme Pichepotte, Jules, Leila et Rémy y sont prisonniers. Et quiconque ouvrira ce livre sans le lire jusqu'au bout se retrouvera aspiré dans l'histoire. La seule manière de briser le sort est que quelqu'un le lise d'une traite sans jamais faire fourcher sa langue. Et malheur à celle ou celui qui révélera l'existence de ce livre : elle ou il sera à son tour aspiré dans l'histoire.

En écrivant ce secret dans mon journal intime, j'espère ne pas connaître pareil sort. Maintenant, il faut que je tente ma chance. Il faut que je retourne à la librairie et que je lise ce livre pour sauver ses trois prisonniers.

Mon plan est risqué, mais je n'ai pas le choix. Maman et Papa viennent de partir pour le week-end pour voir ma tante Yvette qui est souffrante. Je vais me présenter de bonne heure à la librairie, me saisir du livre, trouver une cachette pour pouvoir lire les deux cents pages de l'ouvrage. Si j'échoue, que ma langue fourche, que je m'endors ou que Mme Pichepotte me tombe dessus, je vous demande de tenter votre chance en prenant soin de remettre ce journal intime à quelqu'un de confiance.

Merci.

Joy

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Image de La prison de papier
Illustration : Gabrielle Sibieude

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